J’ai le plaisir de vous offrir d’affilée les trois premiers chapitres de la nouvelle édition, vous noterez une évolution majeure que je vous laisse découvrir ..
1
Mercredi 19 septembre 2012, 6h40, banlieue parisienne…
La sonnerie du réveil retentit comme une caisse claire entre les oreilles de David Merchant.
— Putain, tais-toi ! grogna-t-il en écrasant le bouton stop.
Comme il était difficile de se lever ! Tout n’était que confusion dans sa tête, pourquoi avait-il mal au crâne à ce point ? Ah oui, tout était indirectement la faute de Steve, son collègue au labo. Pour une fois qu’ils sortaient tous les deux prendre un verre, il avait fallu qu’il abuse.
— Quand on n’a pas l’habitude de boire, on ne boit pas, pensa-t-il à voix haute.
Il bascula délicatement de la position dite « à plat ventre » vers la fameuse PLS puis entreprit d’adopter la position verticale laborieusement. La distance qui le séparait de la salle de bains lui faisait penser à un parcours du combattant étudié pour qu’on n’atteigne jamais l’arrivée. Chaque pas effectué lui rappelait qu’un batteur n’a pas qu’une caisse claire à sa disposition mais tout un arsenal ! Un ou deux haut-le-cœur plus tard, il avait enfin retrouvé sa salle de bains.
Devant le miroir, David grimaça devant le piteux visage qui le regardait, hagard : deux yeux rougis par la fatigue et l’alcool, ornés d’une coupe de cheveux bruns hirsutes.
— Eh bien tu en as pris une belle, mon bonhomme !
Pourtant, autant qu’il s’en souvienne, il n’avait pas bu beaucoup. Un ou deux whiskies, peut-être trois mais pas un nombre suffisant pour mettre quelqu’un dans cet état, se dit-il, en tout cas pas pour avoir un trou noir comme ça. C’était bien simple, il ne se rappelait de quasiment rien, hormis être sorti avec Steve. Les bruits de la rue qui s’éveillait en annonçant une journée supplémentaire d’embouteillages et de travail laborieux lui semblaient douloureux. Si ce batteur pouvait arrêter de jouer entre ses deux tympans !
— Bon, rassemblons-nous ! Une douche, un bon rasage, deux ou trois cafés et direction le labo. Je n’ai que quelques tests à faire sur la nouvelle gamme BRONCOSANIS, rien de bien compliqué, je devrais m’en sortir, même avec une gueule de bois.
David travaillait pour BIOLABS, une entreprise pharmaceutique spécialisée dans la conception et la fabrication de médicaments destinés aux traitements des infections pulmonaires et des pathologies neurologiques. Cela faisait maintenant cinq ans qu’il travaillait pour eux. Du haut de ses trente-sept ans il était fier d’avoir pu intégrer une société aussi prestigieuse que BIOLABS. Il y avait beaucoup de candidats et très peu d’élus.
Pendant son cursus, il avait été particulièrement brillant : il s’était distingué lors de son deuxième cycle en galénique et pharmacognosie mais surtout, il avait excellé en toxicologie. Il avait donc naturellement choisi de s’orienter vers l’élaboration des médicaments et traitements et avait passé tout son temps libre à compulser les différents écrits, thèses et autres ouvrages des grands de ces disciplines, sans bien sûr oublier Claude Galien.
C’était certain, aujourd’hui il ne travaillait qu’à l’analyse et au contrôle des prototypes, voire de certains produits finis, mais il avait sa carrière devant lui, et il le savait.
David était quelqu’un de sûr de lui, travailleur, persévérant, borné même, et cela lui avait déjà valu certains désagréments. De cela aussi il était conscient. Ses patrons aimaient ça – en plus de ses résultats, bien-sûr -, ils savaient que les bons chercheurs, les pionniers comme ils se plaisaient à le dire, étaient ceux qui ne « lâchaient rien ». Après tout, c’étaient eux qui étaient venu le « cueillir » à la sortie des études, c’étaient eux qui lui avaient expliqué qu’avant de passer à la création il fallait d’abord bien connaître les étapes du cheminement du médicament jusqu’à l’AMM – Autorisation de Mise sur le Marché – et bien sûr quoi de mieux que le contrôle et l’analyse ? « Commencer par la fin, si c’est crétin ! » avait-il pensé sur le moment. Maintenant il comprenait mieux.
Sa vie privée n’était pas aussi chatoyante : célibataire, il n’était pas prêt, malgré son âge, à s’engager dans une relation sérieuse. Il aimait les femmes mais pas pour la vie de couple, plus pour leur compagnie occasionnelle. Il avait bien eu une relation plus sérieuse que les autres, il y a deux ans, mais l’insistance de la belle à vouloir rapidement se mettre en ménage avait abouti à une rupture de leur couple naissant.
Il ouvrit le robinet d’eau froide, ferma la bonde, plongea ses deux mains dans l’eau, ferma les yeux et s’arrosa le visage comme s’il souhaitait effacer ce qu’il avait vu.
— Pas mieux, songea-t-il en rouvrant les yeux.
Il avait beau être plutôt sportif du haut de son mètre quatre-vingts, ce matin il se sentait minable.
Après avoir consacré plus de vingt-cinq minutes à ses ablutions – temps doublé par rapport à une matinée normale – il décida d’avaler un grand mug de café noir accompagné d’un peu d’Ibuprofène. « Ça me fera plus d’effet qu’un croissant » se surprit-il à plaisanter.
— En route pour une matinée de calvaire ! dit-il tout haut, comme pour se motiver.
Sa voiture, une 407 coupée gris métallisé, l’attendait dans la rue, garée devant son petit pavillon situé à trente kilomètres du labo. Il ouvrit sa portière, s’assit, se pinça l’arête du nez tel un vieux professeur l’aurait fait après une longue lecture afin de se détendre les yeux, il démarra et resongea à la soirée de la veille :
— Bizarre….. Je me souviens bien être parti avec Steve dans ce bar, mais impossible de me rappeler de mon retour à la maison. … Steve m’aurait raccompagné ? Mais non imbécile, il ne conduit pas, tu le sais bien ! De toute façon je saurai bien d’ici peu, il va me devoir une explication ! pensa-t-il en souriant.
Lorsque David amorça le dernier virage qui donnait sur le parc d’entreprises, il fut surpris de constater que les véhicules n’avançaient plus. Au bout de cinq minutes un concert de klaxon commença piano mais semblait aller crescendo. « Le batteur ne va tarder à revenir » regretta-t-il, mais cela ne changeait rien, ses collègues et voisins commençaient à s’impatienter : la pointeuse et les médicaments n’attendaient pas. Il descendit de son véhicule et termina la boucle du virage à pied :
— Si on veut savoir ce qu’il se passe, autant aller voir soi-même !
Il alluma une cigarette, la première de la journée. Elle ne lui sembla pas agréable. Après avoir dépassé la dernière voiture du virage il aperçut un cordon de police qui barrait l’accès aux entreprises de la zone et filtrait toutes les entrées.
— Eh bien, on n’est pas près d’aller bosser !
Il fit demi-tour, fut interpellé par un ou deux conducteurs qui, excédés comme lui mais pas assez pour aller constater par eux-mêmes, lui posèrent la fameuse question : « Que se passe-t-il là-bas ? ». Il les rassura en leur expliquant qu’il devait y avoir eu un accrochage ou un incident, que la route était bouchée mais que les « flics » faisaient passer les voitures quand même, au compte-gouttes.
Il remonta dans sa 407. Pas la peine d’allumer la radio pour passer le temps, le mal de crâne avait déjà assez de mal à passer tout seul, même si l’Ibuprofène semblait commencer son combat contre l’invasion cérébrale dont il était victime.
Après avoir patiemment effectué sa marche en avant en accordéon, au rythme des différents contrôles réalisés par les deux policiers, David arriva enfin à leur hauteur.
Le plus grand des deux, un type à l’air renfrogné qui donnait vraiment l’impression de vouloir être partout sauf ici, lui fit signe de baisser sa fenêtre. David s’exécuta :
— Bonjour monsieur, Police Nationale, puis-je savoir vers quelle entreprise vous vous dirigez ?
— BIOLABS, monsieur l’agent, je peux savoir ce qu’il se passe ce matin ?
— BIOLABS ? Puis-je avoir votre nom ?
Une hésitation….. L’étonnement.
— Euh… bien sûr, David Merchant.
L’agent changea d’expression. Tout en faisant signe à son collègue de venir, il saisit son talkie-walkie :
— Agent Doulier pour le lieutenant Deville ….. Agent Doulier pour le lieutenant Deville …
— Oui Agent Doulier, ici Deville
— J’ai David Merchant devant moi, lieutenant.
— Escortez-le jusqu’ici, mais attention hein ! Pas de vagues.
— Reçu.
David n’en croyait pas ses oreilles. Ils l’attendaient ou quoi ? Comment un lieutenant avait-il entendu parler de lui ? Il n’avait même pas de casier judiciaire. Il avait bien eu une ou deux contraventions, mais depuis quand les lieutenants s’occupaient-ils des contraventions ?
— Pierre ! fit l’agent à l’intention de son collègue, lève le barrage et viens avec moi, nous escortons monsieur Merchant jusqu’à BIOLABS !
David interpella l’agent :
— Vous pouvez me dire ce qu’il se passe ici ! Et je vous remercie je connais la route !
— Monsieur Merchant, vous allez nous suivre jusqu’à BIOLABS, le lieutenant Deville vous attend. Quant à ce qu’il se passe ici, je n’en sais pas plus, sauf qu’un de vos collègues est décédé cette nuit, renversé par un chauffard et qu’on nous a demandé d’intercepter un certain David Merchant à l’entrée de la zone d’accès. Pour le reste vous verrez avec le lieutenant.
Un collègue décédé ! Merde, qui cela pouvait-il être ? Qu’est-ce qui clochait ce matin ? Était-il encore pris dans ces rêves embrumés qu’il avait faits pendant cette nuit alcoolisée ? Bien sûr que non .Il était dans sa voiture et les flics l’attendaient.
« Calme-toi » se dit-il. » Tu n’as rien fait de mal à part avoir pris une cuite sévère ! « . « C’est normal qu’ils veuillent te voir » pensa-t-il, « Et pas que toi ! Tout le monde va y passer. Après tout, un décès dans la boite, ils doivent vouloir parler à tout le personnel ! »
L’agent Doulier lui fit signe d’avancer et le dirigea par signes vers BIOLABS. » Crétin, je prends cette route cinq jours par semaine depuis cinq ans, pas la peine de me montrer la direction » pesta-t-il, seul, dans sa voiture. Les huit cents mètres de rue qui l’amenaient vers BIOLABS lui semblèrent bien différents ce matin. La devanture de « Net o ‘Prim », l’imprimerie industrielle, devant laquelle deux ou trois salariés regardaient passer l’escorte, « Conrad Transport », l’entrepôt routier aux camions logotés, avec son parking désert normalement à cette heure-ci mais qui aujourd’hui affichait « complet », la structure de verre et de métal récemment construite avec ses panneaux « espaces de 1200 m2 de bureaux à louer » avec deux Mégane III Estate de la police nationale garées devant, puis enfin sa destination, son lieu de travail.
Arrivé devant le poste de garde de BIOLABS, la barrière se leva. La courte allée menant au parking était ornée de petits sapins disposés symétriquement de chaque côté. Le bâtiment, d’un blanc neutre, haut uniquement de deux étages, n’était pas imposant pour un laboratoire pharmaceutique. C’était sans compter les trois niveaux en sous-sol : la recherche, la fabrication, les salles informatiques. Les deux niveaux hors sol n’intégraient que les services administratifs et les labos d’analyses de BIOLABS. L’entrée du bâtiment, légèrement excentrée sur la gauche, était composée d’un sas contrôlé par l’agent de sécurité. Pour pouvoir pénétrer dans BIOLABS, et une fois que vous aviez annoncé votre nom à l’agent au travers d’un interphone dernière génération, il fallait présenter son badge magnétique devant le lecteur et attendre la fermeture du sas côté parking. Une fois tout cela réalisé, les deux portes coulissantes en verre blindé se séparaient pour donner l’accès aux services.
David se gara sur une des places du parking personnel puis descendit lentement de son véhicule. Bizarrement, le mal de tête l’avait quitté. Était-ce l’électrochoc provoqué par l’annonce de la mort d’un collègue ? Était-ce simplement l’Ibuprofène qui avait gagné son combat ? Il fourra ses clés dans la poche de son pantalon puis s’avança vers l’entrée du labo. Lorsqu’il arriva à hauteur de la 1ère partie du sas, il constata que les deux entrées, celle du parking et celle des services, étaient ouvertes simultanément. Roger, le gardien de jour, enfermé dans la petite pièce vitrée attenante au sas lui fit un signe de la tête puis haussa épaules et sourcils dans un geste d’ignorance. » C’est bien la première fois que je n’ai pas à lui donner mon nom pour rentrer » pensa David. Trois autres agents accompagnés d’un homme en civil – le lieutenant certainement – attendaient à l’intérieur du sas d’accueil de BIOLABS. L’agent Doulier, qui n’avait cessé d’escorter David, lui désigna les quatre hommes. Pas de doute possible, c’était le lieutenant.
À cet instant David ne se doutait pas que sa vie allait basculer.
2
Mercredi 19 septembre 2012, 9h40, BIOLABS…
Le lieutenant Mathieu Deville ne laissait transparaître aucune expression. Malgré sa courte expérience – il n’avait que trente deux ans et le poste de lieutenant ne lui avait été accordé que deux ans auparavant – il était réputé pour être un très bon enquêteur. Marié et père de deux enfants – Léna 11 ans et Maxime 8 ans – il était fier de ce qu’il avait bâti avec son épouse, Isabelle, et vivait une vie conjugale heureuse, pleine de tendresse. Au travail, il restait quelqu’un d’extrêmement exigeant avec ses collaborateurs car il ne tolérait pas l’erreur. Il mettait un point d’honneur à être aussi exemplaire dans sa vie privée tout comme dans ses enquêtes ou ses rapports. Sa petite taille, ses épaules larges et sa coupe de cheveux blonds coupés ras le faisaient plus ressembler à un militaire qu’à un policier.
Il regardait en l’air, ou plutôt promenait son regard, sans jamais s’arrêter un instant sur David qui était assis de l’autre côté de la table. Il semblait attendre quelque chose. Les deux hommes se trouvaient dans la pièce qui servait de réfectoire au personnel de BIOLABS. Une pièce sans âme, de couleur blanche, où l’on trouvait quatre tables organisées comme sur la face d’un dé, un four micro-ondes disposé sur une étagère murale fixée au dessus d’un plan de travail qui comprenait une cafetière, une boîte à sucre et des cuillères ainsi qu’un évier. Les fenêtres, solidement fermées électroniquement, donnaient sur une bande de terre en friche d’à peu près dix mètres de long, une clôture haute de cinq mètres, puis un champ de maïs dont on ne semblait pas voir la fin. David n’était pas dépaysé par la vue, le réfectoire se trouvait du même côté du couloir que son labo qui en était une copie conforme, en termes de géométrie. Assis sur la chaise sur laquelle il avait déposé sa veste en jean, il hasarda :
— Lieutenant ?
Pour toute réponse, l’officier Deville présenta son index droit juste devant sa bouche et émis ce petit mot, « chut ».
David ne comprenait rien à ce qu’il était en train de vivre. Qu’avait-il fait pour se retrouver seul avec un lieutenant de police dans le réfectoire sans que ce dernier ne daigne lui adresser un mot ?
Ses pensées furent interrompues par la sonnerie du portable du lieutenant Deville
— Deville, allô ……… tant pis, prévenez-moi lorsqu’il sera réveillé……..oui, c’est ça, à tout à l’heure.
David lança un regard interrogateur. L’officier de police se décida enfin à ouvrir l’interrogatoire :
— Monsieur Merchant, je suis désolé pour cette attente mais nous attendons le réveil d’un de vos collègues à l’hôpital, j’aurais préféré vous interroger après, mais il va falloir que nous avancions.
David s’illumina :
— Je suis soulagé, l’autre agent m’a annoncé le décès d’un collaborateur, mais en fin de compte il s’en est sorti !
— Oh que non, il s’agit d’un autre homme, le veilleur de nuit. Il a été retrouvé par le gardien de jour, Roger Langlais je crois.
David senti sa courte joie s’amenuiser.
— Alors ? Qui est mort ?
— Steve Mancini, votre collègue analyste, je suis sincèrement désolé.
David sentit plusieurs émotions envahir son cerveau : la tristesse tout d’abord, d’avoir perdu un collègue avec qui l’entente était parfaite ; le désarroi aussi, après tout ils étaient ensemble hier soir et il ne s’imaginait pas apprendre une telle nouvelle le lendemain ; l’incompréhension, Steve était une personne sans histoire, célibataire tout comme lui, personne ne pouvait en avoir après lui ; puis surtout la colère, après tout on le traitait comme un suspect !
— Bon sang, et vous attendiez quoi pour me le dire !!! Je travaille – travaillais, pardon – avec Steve depuis cinq ans et cela fait au moins une demi-heure que vous êtes devant moi sans sortir un mot !!!
— Calmez-vous monsieur Merchant, il y a une bonne raison à cela. En plus du décès de monsieur Mancini, d’autres évènements sont survenus cette nuit : son laboratoire a été retourné et le veilleur de nuit s’est fait agressé, et salement. Il souffre de commotion cérébrale et ne s’est pas encore réveillé.
David n’en croyait pas ses oreilles, BIOLABS cambriolé. Il ne croyait pas cela possible. Même si la sécurité n’était pas celle d’un camp militaire, les caméras, serrures électroniques et autres alarmes devaient, à défaut d’empêcher, au moins dissuader toute tentative de cambriolage. Et surtout, il n’y avait rien à voler chez BIOLABS : pas d’argent liquide, pas de richesse, quelques prototypes de médicaments mais rien de monnayable. D’ailleurs, puisqu’il y pensait :
— Et les caméras ? Vous devez bien savoir ce qu’il s’est passé ?
— Non, monsieur Merchant. Les caméras n’ont rien enregistré entre 1h40 et 2h10, heure à laquelle l’équipe de police est intervenue.
— Ça ne me dit pas pourquoi vous me traitez comme un suspect ! lança David d’un ton agressif.
— Nous ne vous traitons pas comme un suspect, monsieur Merchant, du moins pas encore. Mais comprenez bien : il semblerait que vous soyez la dernière personne à avoir vu Steve Mancini en vie, admettez que nous espérons beaucoup de ce que vous pouvez nous apprendre. De plus, vous êtes le plus proche collaborateur de monsieur Mancini, il n’y a eu aucune effraction de son laboratoire – entendez par là que sa porte n’a pas été forcée – et en éditant les listings de pointage des badges électroniques, il s’avère que c’est lui qui a ouvert sa porte à 01h54 précisément. Nous aimerions beaucoup que vous nous parliez de monsieur Mancini, s’il avait changé de comportement ces jours-ci, si vous aviez noté quelque évènement qui sorte de l’ordinaire. Tout ce dont vous pourrez vous rappelez nous sera très utile.
— Vous n’aviez pas besoin de m’isoler de cette façon pour me demander toutes ces choses, non ?
— Détrompez-vous, nous avons besoin que vous puissiez faire un inventaire du labo, voir s’il manque quelque chose ou quoi que ce soit qui vous semble anormal. Croyez-moi, monsieur Merchant, quelque chose me dit que c’est dans le labo que se trouve l’élément qui fera avancer l’enquête.
— D’accord lieutenant, mais je n’aime pas vos méthodes.
— Je ne vous demande pas de les aimer mais simplement de collaborer.
La tension était palpable dans la pièce. Le lieutenant jaugeait David, alors que ce dernier hésitait entre attiser la conversation ou bien coopérer. Deville le sentait, c’est pour cela qu’il ne cessa de plonger ses yeux dans ceux de David. Finalement David se détendit :
— Par quoi souhaitez-vous commencer ?
— Racontez-moi votre journée d’hier.
Mercredi 19 septembre 2012, 10h11, quelque part en France…
— Allô ? Comment allez-vous, cher ami ?
— Mal, le second segment n’a pas été récupéré. J’ai été prévenu hier soir, j’attends des nouvelles de mon contact sur place.
— On a un gros problème. Je vous rappelle que l’opération « Flamme Pourpre » doit avoir lieu dans trois jours.
— Je le sais. Mais le premier segment est prêt, vous savez où. Cela m’a été confirmé tout à l’heure du site numéro deux.
— Oui, mais vous savez que sans les deux parties…
— Bien sûr que je le sais !
— Rien ne doit interférer avec le timing… Vous l’aurez à temps ?
— Je vous le promets.
Fin de la conversation
3
Mardi 18 septembre 2012, 8h30, BIOLABS…
David gara sa 407 à côté de la Mégane de Lukas. Il s’avançait d’un pas rapide vers l’hygiaphone quand Steve le héla :
— Attends-moi David !
David s’arrêta et attendit son collaborateur quelques instants.
— Comment vas-tu ? lui demanda Steve en lui tendant la main.
— Très bien et toi ? répondit David en la lui serrant d’une poigne solide.
— Pas mal, je serais mieux dans mon jardin vu la belle journée que la météo a annoncée !
David sourit.
— Ne m’en parle pas, moi aussi je serais bien resté à la maison. Salut Roger ! dit-il en appuyant sur le bouton de l’hygiaphone. David Merchant et Steve Mancini, annonça-t-il à travers l’hygiaphone.
— Salut les gars ! Vous connaissez la procédure, c’est chacun son tour dans le sas !
Steve grommela :
— Fichue procédure, on perd un temps fou, vas-y David, je t’emboîte le pas.
La première double porte s’ouvrit et David s’engagea dans le sas. Il vit Roger appuyer sur le bouton « fermeture » puis attendit quelques secondes que les 2 battants de la porte soient joints. A présent il ne lui restait plus qu’à présenter son badge devant le lecteur pour accéder aux couloirs de BIOLABS. Ceci fait, il passa de l’autre côté des deux autres portes et attendit Steve. Quelques secondes plus tard, les deux hommes se dirigeaient vers le labo.
Le couloir était éclairé artificiellement, aucune fenêtre ne donnait vers l’extérieur. Sur la gauche, il y avait les labos d’analyses de David puis celui de Steve, le réfectoire et la comptabilité. Sur la droite, on trouvait aussitôt le bureau de Marjorie qui occupait à la fois un poste d’assistante commerciale, de direction et hôtesse d’accueil. David savait qu’elle avait un petit faible pour lui à la manière dont elle lui adressait régulièrement ces petits sourires en coin ou ces petits regards langoureux. La porte de son bureau était ouverte et elle leur adressa un « bonjour Messieurs » jovial accompagné d’un petit clin d’œil à l’attention de David.
— Je ne te comprends vraiment pas ! lui dit Steve. Soit tu es aveugle, soit tu es homo ! plaisanta-t-il.
— Laisse tomber, Steve, fit David sur un ton légèrement agacé. Elle est très jolie, mais tu connais le principe : « Pas de sexe au boulot » !
Steve éclata de rire.
Dans le prolongement du bureau de Marjorie, on trouvait celui de Xavier Mendez, le responsable de la comptabilité, isolé de ses subordonnées, puis enfin celui de Martine Lambert, responsable des ressources humaines. Quant à Fréderic Joly, le directeur du site, il avait son bureau à l’étage du dessus ainsi qu’une grande salle de réunion à disposition. Il ne descendait quasiment jamais au rez-de-chaussée et communiquait principalement avec Marjorie à l’aide du téléphone ou des mails. Hormis ces personnes, Steve et David n’avaient pas de contacts, tout du moins très peu, avec le personnel des étages inférieurs. De temps en temps, ils faisaient appel aux gars de l’informatique lorsqu’un problème arrivait sur leur ordinateur, mais c’était très ponctuel. Le seul contact récurrent qu’ils avaient avec les étages inférieurs était en fait Lukas Diesbach ; c’était lui qui déposait à David et Steve leur travail d’analyse : fioles, comprimés enrobés ou effervescents, gouttes, etc.
Arrivés devant leurs portes respectives, les deux hommes présentèrent leur badge devant la serrure électronique. Le son reconnaissable de l’acceptation des badges se fit entendre et les cliquetis d’ouverture des portes furent pratiquement synchros. David pénétra dans son labo et entreprit de ranger quelques dossiers éparpillés sur son bureau positionné perpendiculairement à gauche de la porte. Face à son bureau, on trouvait quatre grandes armoires à vitres dans lesquelles étaient stockés divers échantillons destinés à sauver des vies. Les armoires étaient séparées en deux groupes de deux par une grande fenêtre d’à peu près quatre mètres de long sur deux mètres de haut. Elle était séparée du sol par une hauteur de cinquante centimètres et en son centre, un des sempiternels interphones de BIOLABS et sa trappe de transfert. En effet, les deux labos ne communiquaient pas ensemble par une porte, uniquement par une trappe à glissière via laquelle les deux analystes pouvaient échanger divers objets. En fait, leurs travaux d’analyse était bien distincts : ils avaient tous deux un seul type d’examen à effectuer sur les produits. Une fois cette analyse terminée et suivant les besoins de la recherche, au troisième sous-sol, les produits pouvaient transiter via cette trappe d’un labo à l’autre pour un autre type d’analyse ou aussi bien redescendre à l’étage concerné.
Après avoir rangé ses dossiers, constitués essentiellement d’approbation de ses rapports d’analyses, David se tourna vers le fond de la pièce, à l’opposé de la porte, là ou se trouvaient alignés sur toute la longueur de la paillasse ses appareils d’analyses. On trouvait aussi bien des extracteurs de Soxhlet, reconnaissables à leur corps en ballons de verre et leurs tube d’induction et siphons, l’appareillage nécessaire à la spectrométrie de masse ou la spectroscopie optique, même du matériel d’analyse PCR, dont on se servait surtout dans la recherche pour les traitements sur la mucoviscidose. Mais par-dessus tout, la pièce principale de son laboratoire restait ce magnifique microscope MEB : la microscopie électronique à balayage. Cette technique consistait à envoyer sur l’échantillon un gros flux d’électrons et, par analyse des rayons X émis, de déterminer la composition chimique dudit échantillon. Tout cet appareillage était relié à son ordinateur posé à l’extrémité droite du plan de travail. Sur le côté gauche du mur attenant au début du plan de travail, on trouvait un évier dont David se servait pour se débarrasser de quelques solutions non polluantes ou bien faire office de rince-mains. Il alluma l’ordinateur.
— Bon, on attaque par quoi aujourd’hui ? s’interrogea-t-il en fixant les armoires.
Il retourna la tête vers l’ordinateur qui affichait maintenant la page d’accueil du logiciel de BIOLABS, entra son login et son mot de passe, puis accéda à son planning. Il restait plusieurs spectrométries à terminer sur les échantillons d’hier, un paquet de rapports en retard à émettre et surtout vider l’armoire numéro trois. Lukas allait lui apporter aujourd’hui les différents échantillons de la gamme BRONCOSANIS, il aurait à réaliser les analyses dès le lendemain, aussitôt que la fabrication lui aurait transmis les tableaux « Excel » à remplir.
Vers dix heures trente, l’interphone de la fenêtre séparative sonna. David se dirigea vers la frontière vitrée des deux labos puis interrogea :
— Qu’y a-t-il Steve ?
— Je n’ai plus de liqueur de Fehling, tu en as dans ton labo ?
— Analyses à faire sur du glucose ?
— Oui, méthode de Bertrand.
— Je connais, je te remercie de me prendre pour un novice, répondit David sur le ton de la plaisanterie. Attends, je vérifie.
Le stockage de ce type de réactif se faisait dans les placards sous la paillasse. David attrapa la petite bouteille de liquide bleu et retourna vers la trappe.
— Et voilà cher ami ! énonça David à travers l’interphone tout en poussant sur le tiroir.
— Merci, très cher ! fit Steve en mimant une révérence.
David sourit :
— Je préfèrerais que tu m’invites à boire un coup un de ces quatre plutôt que de me faire ta révérence hypocrite ! envoya-t-il à Steve tout en riant.
— Mais pas de problème ! Et pas plus tard que ce soir si tu es libre !!
David réfléchit, il ne sortait jamais en semaine. Pour une fois, il se dit qu’il allait enfreindre sa règle et profiter d’une soirée.
— D’accord, mais pas trop tard ok ? On en reparle en mangeant si tu veux.
Le reste de la matinée se termina sous le signe de la routine. Vers douze heures trente, ce fut David qui appuya sur l’interphone :
— On va déjeuner Steve ?
— C’est bon pour moi, je viens de boucler mon analyse, je t’attends dans le couloir.
Les deux hommes représentèrent leur badge pour sortir de leur labo, puis se rejoignirent devant leur porte. Ils se dirigèrent vers le réfectoire, seule pièce qui n’était pas sous «haute sécurité» pensa David car il n’y avait besoin d’aucun badge pour y pénétrer.
A la table de droite, Lukas déjeunait seul : il avalait une de ses röstis, plat typiquement suisse, qu’il avait réchauffée au micro-ondes. David se dit que c’était un sacrilège de manger un plat comme ça réchauffé au micro-ondes. Lukas les interpella :
— Salut les gars, livraison d’échantillons vers 14h !
— Ok Lukas, pas de souci, mais tu sais bien qu’on ne parle pas boulot à table ! plaisanta-t-il.
— Pas de problème, David. Surtout vu la quantité qui vous attend, je préfère me taire ! rétorqua Lukas en riant.
— Pousse-toi et fais-nous une place, répondit David en feignant la colère.
Dix minutes plus tard, ce fut au tour de Marjorie, accompagnée de Martine et de deux comptables de faire leur entrée. Ils se rassemblèrent tous les quatre à la même table pendant que Lukas quittait ses deux voisins de table et prit le chemin des étages de fabrication. David tournait le dos à Marjorie mais Steve lui expliqua discrètement la manière dont elle le regardait.
— Je te jure qu’elle a de la chance que tu sois aveugle, chuchota-t-il, parce que si c’était moi…
— Tu ne vas pas remettre ça, dit David à voix basse, en feignant l’air agacé.
— Au fait, pour ce soir, je connais un bar à ambiance assez sympa à l’entrée de Paris, le « Rock Teaser », bonne musique, bonne ambiance, et pas mal de jolies filles.
— Des jolies filles dans un bar rock ? Tu vas encore m’emmener voir des gens percés de partout et habillés en cuir ou bien les gros barbus de ZZ TOP ?
Steve rit :
— Pourquoi ? Tu préfères les gros barbus ? C’est Marjorie qui va être déçue !!!
Regard noir de David. Marjorie avait dû entendre cette phrase. Même si le fait de ne pas vouloir mélanger travail et vie privée était le credo de David, le fait de savoir qu’il plaisait à Marjorie ne le laissait tout de même pas indifférent. Et il aimait bien en jouer aussi.
— Excuse-moi David, j’ai parlé un peu fort. Bon, pour ce soir, disons vingt et une heures au « Rock Teaser ».
— J’y serai.
Le repas se termina. David et Steve prirent leur café et discutèrent un peu avec les quatre occupants de la table voisine. Marjorie cherchait à accrocher le regard de David, mais il s’y refusait.
— David ? hasarda-t-elle, Steve me disait que tu n’avais plus de liqueur de Fehling. Pense à m’apporter ta demande d’approvisionnement que je la fasse valider en comptabilité ! Elle ponctua sa phrase d’un clin d’œil qui en disait long sur ses intentions.
— Euh….Pas de souci, Marjorie, j’allais t’en parler. C’est Steve qui a pris ma dernière bouteille ce matin.
Alors qu’il disait ces mots, il se rendit compte qu’il devait rougir car ses collègues regardaient tous en sa direction.
— Magnifique, se dit-il, j’ai l’air d’un coupable qui cherche une excuse !!!
Deuxième regard noir pour Steve, mais ce dernier semblait très satisfait de sa farce.
— On y retourne, Steve ? Nous avons encore des analyses, me semble-t-il !
Ils tournèrent les talons et reprirent le chemin des labos. Steve sifflotait en levant les yeux au ciel.
— Oh, ça va ! lança David !
Et ils se mirent à rire de bon cœur. Les deux hommes répétèrent le processus d’entrée dans leur labo puis se remirent au travail. Vers quatorze heures trente l’interphone de David sonna. Il se dirigea vers la porte puis demanda dans l’appareil :
— Oui ?
— C’est Lukas, livraison des échantillons !
— Ok, je t’ouvre.
David donna l’accès à Lukas en passant son badge sur le lecteur optique, puis lui ouvrit la porte.
— Tout ça !!! fit-il, décontenancé.
— Eh oui, je ne sais pas ce que tu leur as fait pour qu’ils t’en veuillent comme ça ! s’esclaffa Lukas
— Ils m’avaient dit « Nouvelle gamme à analyser, préparez l’armoire numéro trois. » Je comprends mieux, souffla-t-il.
Trois caisses fermées hermétiquement ressemblant à des glacières, mais non réfrigérées, l’attendaient sur le pas de la porte.
— T’embête pas, Lukas, je vais les ranger, c’est mon planning de fin de semaine.
— Ok, David, j’y retourne. Je dois aller préparer ceux de Steve.
David passa son temps entre le débarrassage, le nettoyage et le remplissage de l’armoire numéro trois. Enfin ! Elle arrivait cette fameuse gamme BRONCOSANIS. Elle était censée apporter un confort indéniable pour les patients souffrant de fortes déficiences respiratoires dues à plusieurs types de pathologies. Son travail serait d’analyser tous les composants et de s’assurer de l’homogénéité de ceux-ci.
Il étiqueta tous les échantillons pré-étiquetés par la fabrication avec son code à lui, tria patiemment et savamment les fluides des enrobés, les molécules et leurs actions, etc. Vers dix-sept heures trente, il avait terminé son travail de tri et de recensement, il ne lui restait qu’à planifier ses analyses pour demain. Vers dix-huit heures dix, il se dit qu’il avait oublié sa demande d’achat pour Marjorie. Il se dépêcha de remplir son formulaire, sortit du labo et l’apporta à Marjorie. Elle était déjà partie. Elle quittait son service à dix-sept heures trente et, de toute façon, lui non plus n’allait pas tarder à partir. En plus, passé dix-huit heures, il fallait passer le contrôle avec le veilleur de nuit, un géant blond au fort accent de l’Est – d’ailleurs, il fallait parfois le faire répéter pour bien comprendre ses paroles – et David se dit qu’il n’allait pas perdre de temps.
Il retourna vers son labo, entra, prit sa veste en jean et alla éteindre l’ordinateur. L’interphone de la vitre sonna, David appuya et dit :
— Désolé, j’ai plus de liqueur !!!
— Très drôle, David, grimaça Steve. Tiens, j’ai eu du BRONCOSANIS dans mes échantillons : je pense que c’est pour toi, non ?
David examina l’échantillon, une boîte de comprimés :
— Tout juste, je la range avec les autres. A tout à l’heure, Steve !
— A tout à l’heure.
Vers dix-huit heures trente, David passa dans le sas afin de regagner sa voiture et, à sa grande surprise, il aperçut Roger :
— Roger ? Pas encore parti ?
— M’en parle pas ! La relève n’est pas encore arrivée, impossible de le joindre. Je suis obligé d’attendre, sinon c’est abandon de poste.
— Eh bien bon courage et à demain Roger !
— Bonne soirée, David.
Mercredi 19 septembre, 11h09, BIOLABS…
— Voilà comment s’est passée la journée d’hier, lieutenant. Comme vous pouvez-vous en rendre compte, rien de bien inhabituel.
— C’est votre point de vue, monsieur Merchant, pas le mien.
— Que voulez-vous dire ?
— Nous y reviendrons plus tard. Et votre soirée, comment s’est elle passée ?
— C’est un peu différent pour la soirée d’hier, fit David d’un ton légèrement honteux. Le problème c’est que je ne me rappelle pas grand-chose de cette soirée, j’ai un peu abusé sur l’alcool, je ne me rappelle même pas être rentré chez moi
— Voyez-vous ça !
— Attendez, vous n’allez tout de même pas en tirer des conclusions hâtives !
— A moi de juger, monsieur Merchant. Je vous écoute.
——
Mardi 18 septembre 2012, 21h07, Le Rock Teaser…
David entra dans l’établissement, acclamé par un « highway to hell » qui faisait vibrer au rythme de la batterie du groupe qui jouait. Ce soir c’était un « tribute to ACDC » joué par un quintet d’une moyenne d’âge de 20 ans, mais ils ne se débrouillaient pas mal, pensa David. Le bar était bondé et c’était logique. Il était réputé pour être bien fréquenté, on y écoutait uniquement du rock et du hard rock, il y avait souvent des groupes qui venaient jouer et l’entrée était gratuite. Par contre, consommer était obligatoire et les deux personnes qui s’occupaient de la sécurité lors des concerts avaient fort à faire pour attraper les resquilleurs : le bar avait deux entrées opposées. Pratique en cas d’incendie, mais peu efficace contre les tricheries à la consommation. Les échanges du type : « Je vous promets, monsieur, ça fait déjà trente minutes que je suis ici, je suis juste parti raccompagner un ami et j’ai retrouvé une place pour me garer de l’autre côté » étaient monnaie courante. D’un autre côté, Il n’y avait quasiment jamais de bagarres, les gens étaient respectueux ici. Sur les murs on pouvait voir des affiches de concerts de différents groupes, des Stones en passant par ACDC, de Scorpions à the Who, etc… Deux stratocasters, une les-paul studio et encore deux autres jacksons venaient compléter la décoration papier. Il vit Steve aussitôt sur sa droite, près des enceintes, et se dit qu’il n’était vraiment pas doué pour choisir une place décente pour pouvoir discuter. Steve le vit et lui fit signe d’avancer. David se fraya un chemin entre la porte et la table située dix mètres plus loin. Il fallu jouer des épaules pour pouvoir arriver à côté de Steve et finalement s’assoir.
— Désolé, mais sinon il n’y avait pas de place assise ! lui cria-t-il à l’oreille. Tu prends quoi ?
— Laisse, je suis debout, je vais passer la commande, toi t’es à quoi ce soir ?
— Jaggerbomb !
— Jaggerbomb ?
— Oui, Red Bull et Jaggermiester black
— Je ne connais pas, je vais rester traditionnel, un whisky sera parfait.
Le temps d’écouter un « whole lotta rosie » endiablé et un « let there be rock » musclé, ils en étaient déjà à leur troisième verre. La conversation – si on pouvait parler de conversation au vu du bruit ambiant – tourna autour du foot, le PSG et sa nouvelle recrue, Montpellier qui ne fera rien cette année, etc…, et de Marjorie. Steve se plaisait à taquiner son collègue et David se plaisait à feindre l’indignation. Alors qu’il allait partir après avoir entendu cinq ou six titres supplémentaires, Steve le retint :
— Allez, un petit dernier et on y va !
— Ce n’est pas raisonnable Steve, j’ai tout BRONCOSANIS demain !
— Pas grave, coupa-t-il, Mademoiselle ? Un whisky pour mon ami et un Jaggerbomb s’il vous plait !
— Tu m’intrigues avec ton Jagger, ça a quel gout ?
— D’accord, David, je te fais ton baptême du Jagger.
Ils devisèrent encore quelques minutes puis furent interrompus par la serveuse qui revenait leur servir leur consommation
— Tiens, revoilà notre charmante demoiselle, lui fit-il. Donnez le Jagger à mon ami, je vais prendre le whisky.
La serveuse ramassa les verres vides puis disposa les deux verres de son plateau sur la table, en suivant les consignes de Steve. Il suivit la serveuse des yeux, puis, lorsqu’elle fut dissimulée par la foule, il se retourna vers David et prit un air solennel. Il plaça le verre pile en face du baptisé puis annonça :
— Alors voilà, tu avales le contenu des deux verres cul sec !
Le cocktail était composé d’un shooter de Jaggermiester black posé au fond d’un large verre rempli de Red Bull.
— Allez David, cul sec !!!
David avala le breuvage d’un trait, il ne lui sembla pas désagréable du tout. La force sucrée du Jaggermeister – qui signifiait littéralement « maître de chasse » en allemand – se mélangeait bien à l’arôme de la Red Bull.
— Mais c’est que ce n’est pas mauvais, ton truc !
— C’est sûr, j’ai découvert ça il y a peu de temps, et ma foi, j’ai adhéré ! s’esclaffa Steve.
Quelques minutes après, alors que le groupe entamait l’intro de « TNT » et demandait à son public de suivre la grosse caisse en frappant dans les mains, David se sentit bizarre : un peu comme si son esprit se détachait de son corps, il avait l’impression de se sentir flotter.
— Steve, je ne me sens pas bien je crois que je vais rentrer, je n’aurais pas dû mélanger les alcools.
— Ça va aller pour conduire ? Sinon, on appelle un taxi, de toute façon je ne vais pas tarder à rentrer non plus.
— Ne t’inquiète pas, ça va aller, mais je préfère ne pas tarder.
— Ok, je ne te demande donc pas de me ramener, dit Steve en riant, je vais plutôt voir si une de ces charmantes demoiselles là-bas se sent l’âme d’un chauffeur !
Il lui désigna de la tête un groupe de 3 femmes assises à trois tables d’eux.
— D’accord Steve, à demain.
C’était la dernière phrase qu’il se rappelait avoir prononcée. Il ne se souvenait même pas être ressorti du bar, ni être rentré chez lui. La seule chose qu’il se rappelait c’était le réveil de ce matin avec la batterie qui résonnait encore dans sa tête.
——
Mercredi 19 septembre 2012, 11h23, BIOLABS…
Le lieutenant Deville regarda David d’un air incrédule :
— Et c’est tout ?
— Lieutenant, je vous l’ai déjà dit, je me suis réveillé avec une gueule de bois carabinée, j’ai « déjeuné » à l’Ibuprofène et je n’ai aucun autre souvenir de la soirée.
Le lieutenant se leva d’un coup, se pencha vers David en s’appuyant sur ses deux mains et planta son regard bleu dans les yeux de l’interrogé :
— Monsieur Merchant, si je résume : j’ai un de vos collègue à la morgue – collègue qui, à première vue, est revenu en pleine nuit pour saccager son bureau – un veilleur de nuit assommé à l’hôpital et maintenant un amnésique !! Vous vous foutez de moi ?
— Je vous jure lieutenant que c’est la stricte vérité ! Même si cela vous semble tiré par les cheveux, je vous promets que je vous ai dit tout ce dont je me rappelais !
Après la tension, David sentait maintenant le malaise s’installer dans le réfectoire. Pourquoi le lieutenant s’en prenait-il à lui ? Il n’y avait aucune raison. Ce n’était pas avec les informations que le policier avait qu’il pouvait tout de suite en déduire que David avait fait quoi que ce soit ! Il avait l’impression que le lieutenant l’avait déjà classé dans les suspects de premier ordre. Sans compter que, de tout l’entretien, Deville n’avait quasiment pas pris de note, sauf à deux ou trois reprises. Il ne comprenait vraiment pas la tournure que prenaient les évènements. S’il pouvait se rappeler de sa fin de soirée, tout serait plus facile.
— Monsieur Merchant, le temps que je vois plus clair dans tout cela, je vais vous demander de constater toute chose manquante, tout élément anormal dans le laboratoire de monsieur Mancini. L’agent Doulier vous accompagnera.
— Lieutenant, je…
Deville le coupa net :
— Si vous voulez lever tout soupçon qui pourrait peser sur vous, je vous conseille de coopérer. Il y a quelque chose qui n’est pas logique et je vous le répète, c’est dans le laboratoire que ça doit se trouver. Attendez-moi ici monsieur Merchant, conclut-il.
Le lieutenant Deville quitta la pièce et referma la porte derrière lui, laissant David seul avec ses pensées. Il prit son talkie-walkie :
— Agent Doulier pour Deville !
— Je vous écoute lieutenant.
— Rejoignez-moi dans le couloir du rez-de-chaussée.
Quelques instants plus tard, Deville s’entretenait avec Doulier :
— Vous allez restez avec lui tant qu’il fera l’inventaire du laboratoire. Je ne veux pas qu’il quitte la pièce ou qu’il emmène quoi que ce soit, c’est clair ? Et surtout, surveillez bien son attitude et ses réactions pendant tout le temps que ça durera. S’il a faim, commandez des sandwiches mais ne le laissez pas aller au réfectoire, je vais continuer les interrogatoires.
— Oui lieutenant, vous pensez qu’il a quelque chose à voir avec le cambriolage ?
— Il y a plusieurs choses qui ne collent pas avec ce cambriolage, alors vous comprendrez que les amnésies soudaines ne sont pas là pour arranger le cas de ce monsieur.
— Qu’est-ce qui cloche pour vous, lieutenant ? s’enquit Doulier.
— On en parlera quand je serai sûr. En attendant, je dois interroger…, voyons voir la liste, … Marjorie Corières et Lukas Diesbach. Je serai au réfectoire, allez-y.
— Entendu, lieutenant.
David était resté seul durant ce court moment, mais il avait retrouvé ses esprits. Il secoua vivement la tête et se mit à parler tout haut :
— Mais que se passe-t-il ici, bon sang ? Je dois réfléchir au peu d’infos qu’il m’a données.
David se remémora les bribes d’éléments qu’il avait à sa disposition : le décès de Steve, l’agression du gardien de nuit, la panne des caméras de sécurité, le saccage du labo. Le lieutenant avait raison, il y avait quelque chose qui n’allait pas : Si Steve avait agressé le veilleur pour ne pas se faire repérer, alors pourquoi utiliser son pass électronique ? Il n’y avait du coup plus d’anonymat possible. Dans la même logique, Steve, travaillant au laboratoire depuis cinq ans, n’avait aucunement besoin d’assommer le garde. Il pouvait juste prétexter un oubli et pénétrer dans BIOLABS avec sa carte. Alors pourquoi mettre un tel désordre pour simuler un cambriolage ? Il y avait autre chose qui chiffonnait David : pour pouvoir assommer le garde, il fallait déjà entrer dans BIOLABS et pour rentrer il fallait le badge. David se rendait compte que c’était complètement incohérent. Il se rendit compte aussi qu’il comprenait mieux l’attitude du lieutenant : il était vrai que ses amnésies ne faisaient rien pour lui arranger les choses. Il était le dernier, à part le veilleur peut-être, à avoir vu Steve en vie.
Il n’eut pas la possibilité de poursuivre son raisonnement plus longtemps. La porte s’ouvrit, l’agent Doulier apparut dans l’encadrement :
— Monsieur Merchant, nous pouvons aller au laboratoire de monsieur Mancini.
David laissa là sa veste et ses réflexions, puis suivit l’agent Doulier vers le laboratoire de Steve.
——
Le lieutenant Deville restait dubitatif. Il avait tiré les mêmes conclusions que David mais était en possession d’éléments que ce dernier ne connaissait pas. Pour commencer, il y avait l’heure estimée de l’accident de Steve. Il avait laissé entendre à David que Steve avait accédé à son laboratoire à une heure quarante-quatre, mais c’était impossible. D’après les premières estimations du légiste, la rigidité cadavérique – connue par les initiés sous le nom de rigor mortis – prouvait que le décès avait eu lieu entre vingt-trois heures et une heure du matin. Dans ce cas, comment Steve avait-il pu ouvrir son labo à une heure quarante-quatre ? Il avait aussi notifié que les caméras n’avaient pas enregistré les évènements de une heure quarante à deux heures dix, lorsque la police était revenue. Ce n’était pas complètement exact : les caméras avait été arrêtées, manuellement. La procédure était la suivante : Si les caméras n’enregistraient rien, elles se mettaient en alarme aussitôt et avertissaient le gardien de nuit via l’ordinateur. Si au bout de 10 mn elles n’étaient pas réenclenchées, l’alarme s’étendait au commissariat le plus proche, celui du lieutenant. Dans ce cas, une équipe d’intervention arrivait avec un technicien afin de s’assurer que les bureaux de BIOLABS étaient toujours sécurisés. Si ce n’était pas le cas, l’équipe d’intervention confinait le rez-de-chaussée et l’étage alors que le technicien relançait les caméras. Ce matin-là, le gardien de nuit aurait pu constater l’alarme s’il n’avait pas été assommé, c’est pourquoi la police était intervenue. A son arrivée, le technicien d’astreinte fut fort surpris de constater qu’il n’y avait pas de panne, mais un arrêt manuel des disques durs. L’équipe de confinement trouva, quant à elle, le gardien de nuit gisant dans la salle de contrôle. L’ambulance fut appelée d’urgence et la victime conduite à l’hôpital. Hormis cette agression, aucune effraction n’était constatable chez BIOLABS. Ce n’est que lorsque le technicien relança les caméras qu’ils furent prévenus que quelque chose s’était passé : le technicien, consciencieux, entreprit un contrôle de chaque caméra tour à tour. Lorsqu’il valida la commande de la caméra du laboratoire de Steve, il s’aperçut de l’état dans lequel il se trouvait : le matériel et les échantillons sans dessus-dessous, les vitres des armoires brisées et la paperasse dispersée dans la pièce. L’ordinateur avait été détruit.
L’officier de la police judiciaire prit une ou deux notes sur son calepin, puis se concentra sur la porte du réfectoire qui venait de s’ouvrir. Marjorie apparut.
— Entrez Madame Corières, dit l’officier avec un sourire sans joie.
— C’est mademoiselle Corières, lieutenant.
— Toutes mes excuses mademoiselle. J’ai besoin que vous répondiez à quelques questions.
— Je suis à votre disposition, dit-elle d’une voix tremblotante.
Marjorie était impressionnée et cela se voyait en plus de s’entendre. C’était la première fois qu’elle avait affaire à un représentant de l’ordre. Elle n’avait jamais eu de contravention, jamais subi de contrôle d’alcoolémie ou de contrôle routier. Pourtant, avec sa longue chevelure rousse libérée, ses yeux vert émeraude pétillants et son tailleur bleu marine, elle donnait l’impression d’une femme de caractère, difficile à impressionner. La réalité était tout autre. Marjorie était une femme très sensible. Son teint diaphane et sa peau parfaite attirèrent l’attention du lieutenant. Il trouvait qu’elle était vraiment une belle femme. Elle était plus grande que lui d’au moins 10 cm, ce qui n’arrangeait pas ses affaires. S’il voulait garder son ascendant psychologique, il fallait agir maintenant :
— Je vous en prie, asseyez-vous mademoiselle Corières.
Lui resterait debout, ce serait plus facile.
— Comme vous le savez, nous enquêtons sur l’agression de votre veilleur de nuit, monsieur Danko Svareck dans la nuit d’hier à aujourd’hui. Pourriez-vous me dire à quelle heure vous avez quitté votre poste hier ?
— Dix-sept heures trente lieutenant, comme tous les jours.
Sa voix n’était toujours pas assurée. « Bien » ! pensa Deville, il avait toujours l’avantage de la pression psychologique.
— Avez-vous croisé Monsieur Svareck ?
— Je ne le croise jamais, monsieur. Il prend son service à 18h, je suis déjà partie depuis une demi-heure.
— Quand avez-vous vu Steve Mancini pour la dernière fois ?
— Steve….Pauvre Steve, fit Marjorie, et elle ne put retenir ses larmes.
Le lieutenant se rendit compte que si la voix de Marjorie avait tremblé ce n’était pas parce qu’elle était craintive, c’était juste parce qu’elle était au bord des larmes. Son erreur d’appréciation lui laissa un gout amer dans la bouche.
— Je suis désolée, lieutenant, dit Marjorie en s’essuyant les yeux avec un mouchoir en papier.
— Pas de problème, mademoiselle, j’imagine combien ce doit être un choc pour vous, prenez votre temps pour répondre.
Après quelques secondes, Marjorie répondit a l’officier de police :
— Hier, dans l’après midi, enfin je crois. On a dû se croiser à un moment dans le couloir, entre quinze heures et quinze heures trente.
— Vous n’avez rien noté d’étrange dans son comportement hier ?
— Non lieutenant. Nous nous sommes juste retrouvés au réfectoire hier midi, mais nous n’avons pas déjeuné ensemble. Il a mangé avec David, enfin je veux dire monsieur Merchant.
Elle rougit légèrement en prononçant son nom. Le lieutenant sourit intérieurement. Il se dit que Steve avait raison à propos de David, soit il était aveugle…
Il revint à l’interrogatoire :
— Savez-vous s’ils se sont vus après le travail ?
Une hésitation de Marjorie.
— Je crois avoir compris qu’ils devaient sortir hier soir, j’ai entendu Steve en parler à table hier.
Le portable de Mathieu se mit à sonner.
— Allô ? oui, …ne quitte pas ! Il mit sa main devant le micro de l’appareil mobile et s’adressa à Marjorie :
— Je vous remercie mademoiselle Corières, je n’ai pas d’autres questions pour le moment, vous pouvez disposer.
— Merci lieutenant.
Le policier ferma la porte derrière Marjorie puis reprit sa conversation :
— Allô, Max ? C’est bon, je t’écoute.
Max était le légiste qui s’occupait du corps de Steve.
— J’ai une nouvelle qui ne va pas te faire plaisir Mathieu, dit-il.
— Annonce toujours …
— Je ne crois pas que ta victime ait été renversée par une voiture, tout du moins que ce n’est pas ce qui l’a tuée.
— Tu peux m’expliquer ?
— C’est bien simple, ce qui me fait dire ça, c’est la manière dont ses cervicales C6 et C7 sont brisées.
— Tu peux faire simple en m’épargnant le jargon médical ?
— Pas de problème : Ton cadavre a eu le cou brisé avant de se faire rouler dessus par une voiture. En aucun cas ses vertèbres n’auraient été dans cet état s’il s’était fait renversé. Les sections sont nettes et ne correspondent pas à un choc si on les compare aux traces des hématomes liés à l’accident en lui-même. Conclusion : meurtre ou homicide maquillé, enfin, c’est mon avis.
Deville s’assombrit, cela n’arrangeait pas ses affaires. Même s’il commençait à s’en douter, il y avait maintenant une suspicion de meurtre et non plus simplement un accident. Une idée lui traversa l’esprit :
— Max, peux-tu faire quelque chose pour moi immédiatement ?
— Je t’écoute.
— As-tu les affaires de la victime ?
— Oui, à portée de main d’ailleurs.
— Regarde si tu as un badge magnétique dans son portefeuille ou dans ses vêtements au nom de BIOLABS.
— J’y vais.
Mathieu entendait Max à travers le téléphone, si bien qu’il pouvait imaginer son correspondant fouiller. D’abord dans un sac pensa-t-il, puis dans des vêtements. Max revient au bout du fil :
— Rien du tout, ni dans le portefeuille ni dans les vêtements.
— Tu as fait toutes les poches ?
— Bien sûr !
— Je te remercie Max, à très bientôt je crois.
Mathieu Deville sortit rapidement et se dirigea vers le bureau de Marjorie.
— Mademoiselle Corières, j’ai encore une question !
— Oui ?
— Savez-vous où Steve Mancini rangeait son badge magnétique ?
— Il l’avait toujours dans la poche arrière de son pantalon. Comme beaucoup de monde ici d’ailleurs, on en a besoin dès qu’on sort ou qu’on rentre, donc il vaut mieux l’avoir toujours sur soi.
— Merci, mademoiselle Corières, merci beaucoup.
Le lieutenant repartit vers le réfectoire. Steve n’avait pas son badge sur lui, ou tout du moins ne l’avait plus après son décès. La situation se clarifiait : il était maintenant logique d’avoir voulu garder l’anonymat en arrêtant les caméras, et puisque le badge avait été dérobé, la victime pouvait être écartée de tout soupçon. Ce qui n’arrangeait pas le lieutenant Deville, c’était le fait qu’il allait devoir s’orienter sur un autre type d’enquête – meurtre avec préméditation – et là, la donne était différente : quelqu’un cherchait quelque chose dans le laboratoire de Steve et avait été prêt à tuer pour l’obtenir. Avait-il trouvé ce qu’il était venu chercher ? Le lieutenant ne l’aurait pas parié. Il y avait eu peu de temps entre l’arrêt des caméras et l’arrivée de la police. De plus, l’état dans lequel était le labo laissait présager que le visiteur ne savait pas où chercher. Non, décidemment Mathieu Deville pensait que l’intrus n’avait pas trouvé son butin. Cela n’augurait rien de bon. Il lui fallait encore entendre les comptables, le service des ressources humaines puis tout le personnel des étages inférieurs. L’heure avançait, il était midi passé. Il allait prendre le temps de manger un sandwich puis convoquerait les autres membres de BIOLABS cet après-midi. Il n’allait plus devoir consacrer son interrogatoire uniquement au comportement de Steve, il lui fallait maintenant connaître aussi tout de son travail, de ses fréquentations. Le faisait-on chanter ? Y avait-il un rapport avec BIOLABS ou uniquement quelque chose que Steve souhaitait cacher ? Et, dans ce cas, quoi de mieux qu’un labo sécurisé ? Il prit son talkie-walkie.
Lorsque David pénétra dans le laboratoire, il put se rendre compte à quel point le saccage avait été violent. Le laboratoire de Steve était la copie symétrique de celui de David. On retrouvait les mêmes appareils, le même mobilier, les mêmes armoires, on croyait juste voir le laboratoire de David à travers un miroir. Aujourd’hui, le miroir n’existait pas. Les armoires vitrées étaient défoncées, les échantillons éparpillés sur le sol. L’intégralité des papiers de Steve, normalement rangée dans des classeurs, était étalée au sol. L’odeur de la pièce était nauséabonde : un mélange de produits chimique dégageait une émanation bien reconnaissable, se dit David, et, en l’occurrence, c’était bien le cas.
— Agent Doulier, il ne faut pas rester trop longtemps dans cette pièce, le dégagement gazeux que nous pouvons sentir risque d’être dangereux.
Doulier déglutit doucement :
— Qu’entendez vous par dangereux ?
— Nous avons quelques acides stockés sous le plan de travail, comme vous vous en doutez sûrement. Le mélange de divers éléments chimiques, en particulier ces acides, peut générer des gaz toxiques. Ce que vous sentez en ce moment peut en être un.
— Nous devons faire l’inventaire, que préconisez-vous ?
— Le port de masque respiratoire afin de pouvoir ranger tout ce capharnaüm, affirma David en balayant la pièce du regard.
— Si on ouvrait les fenêtres ? s’enquit le policier.
— Les fenêtres sont blindées et condamnées pour éviter toute effraction, pas d’aération possible.
— Génial…, lança Doulier
— Nous avons des masques dans chaque labo, dans le tiroir du bureau, celui de droite.
Les deux hommes prirent chacun un masque à cartouches et une paire de gants en nitrile. Ils enfilèrent les équipements de protection et commencèrent leur travail de fouille, qui devait d’abord passer par une étape de déblayage. David prit un sac poubelle et entreprit de ramasser les débris de verre ainsi que les flacons souillés.
— Ne jetez pas le sac, il s’agit de pièces à convictions, dit l’agent Doulier.
— Ne vous inquiétez pas : de toute façon tous ces déchets sont soumis à une collecte spécifique, je ne les aurais pas jetés. Vous n’aurez qu’à faire le nécessaire au moment voulu.
Au bout de quelques minutes, on commençait à y voir un peu plus clair dans la pièce. Quelque chose frappa David : il semblait que les placards de la paillasse avaient été vidés à la hâte, mais pas les armoires à échantillons. Les vitres étaient brisées, certes, mais les différents étages semblaient avoir été vidés produit par produit, boîte par boîte, flacon par flacon. L’intérieur des placards donnait l’impression d’avoir été balayé du bras vers le sol. Était-il probable que les armoires étaient la cible du cambrioleur ? David commençait à le croire. Dans quel but ? Steve n’avait pas d’analyses de niveau 3 aujourd’hui. L’analyse de niveau 3 concernait les nouveaux produits ou les phases expérimentales et c’est David qui devait s’occuper de la gamme BRONCOSANIS cette semaine. Était-il possible que le visiteur se soit trompé de laboratoire ?
Le talkie-walkie du fonctionnaire se fit entendre :
— Doulier pour Deville …
— J’écoute lieutenant.
— Où en êtes-vous dans le labo ?
— Nous avons fait un peu de propre afin d’y voir plus clair. D’après monsieur Merchant rien ne manque au niveau des placards à produits ni des armoires. Il a rapproché la liste des échantillons reçus hier avec ceux éparpillés sur le sol, il semblerait que tout soit là, idem pour les produits chimiques.
— On a de nouveaux éléments concernant la victime. Je crois vraiment que c’est dans le labo qu’on trouvera la clé. Sortez de là tous les deux, je vais appeler la scientifique.
— Reçu.
L’agent se retourna vers David et lui expliqua juste qu’ils n’avaient plus besoin de lui dans le laboratoire. Ils sortirent tous les deux et David ferma la porte, réflexe machinal. L’agent Doulier jura. Il expliqua à David qu’ils avaient eu du mal à faire ouvrir toutes les portes de BIOLABS ce matin, qu’ils allaient devoir recontacter le service informatique pour rouvrir la porte du laboratoire de Steve.
Le lieutenant, qui se trouvait maintenant dans le couloir à hauteur du réfectoire, entendit les explications de l’agent. Il les interpella :
— Ne vous inquiétez pas, agent Doulier, c’est très bien comme ça. On laisse le dossier à la scientifique, je n’aurais même pas dû vous demander d’y entrer. Monsieur Merchant, vous pouvez retourner dans votre laboratoire, je vous demanderais juste de ne pas le quitter sans m’en avertir.
David resta sur place, il dut penser à une plaisanterie. Il fut étonné de voir que le lieutenant avait perdu son agressivité, ou ce qu’il croyait l’être, envers lui. Il tourna les talons, prit son pass électronique et ouvrit sa porte. Il entra dans son labo et referma derrière lui. Le fauteuil derrière le bureau lui tendait les bras, et il accepta son invitation. Il fallait absolument qu’il comprenne pourquoi quelqu’un avait fouillé les armoires de Steve. Il se remémora tout ce qu’il avait dit à l’officier. Steve ne pouvait pas être dans le coup, c’est sûr. David se serait rendu compte de quoi que ce soit hier, au pire hier soir au bar. Steve n’avait pas l’attitude de quelqu’un qui allait « braquer » son patron. Et aurait-il bu s’il devait se lancer dans de sombres travaux ? Illogique… Comme beaucoup de choses.
Après plusieurs minutes il décida de quitter ses pensées et de se mettre au travail.